Dans l’art visuel, le terme de “polyptyque” définit une œuvre constituée d’un certain nombre d’éléments reliés entre eux (souvent par le biais de charnières). Pour ce qui est de l’œuvre en question, Hommage aux traditions : l’unité dans la diversité culturelle, les éléments ou panneaux sont au nombre de 12 et, par leur combinaison, forment ainsi un polyptyque qui exprime “l’unité dans le tout et le tout dans l’unité, à savoir les parties indivisibles d’un ensemble”.
Le polyptyque a été d’abord présenté à Rome, dans une très longue salle, où le public a eu la chance de pouvoir l’admirer dans toute son étendue de 18 mètres. Sa fonction dotée“d’articulations flexibles”, en tant que polyptique, n’est devenue évidente que plus tard, à New York, où les différents panneaux ont été divisés en séries sur trois parois séparées entre-elles dans une ample galerie.Pourtant, malgré cette séparation, l’œuvre a su maintenir son unité.
Au Musée National du Cameroun, “cette articulation flexible” est de nouveau mise en avant,l’installation permanente du tableau ayant été réalisée en totale harmonie avec l’architecture de l’espace de l’exposition.
L’œuvre est présentée comme un ensemble, malgré sa disposition sur trois murs distincts comme à New York, mais où les deux derniers groupes de panneaux convergent à angle droit.
L’œuvre a été exécutée en 2006, c’est à dire à une période que nous pouvons encore assimiler à la notre. Quelques théoriciens de l’art ne considèrent pas comme suffisante la date d’exécution d’une œuvre pour la reconnaître comme contemporaine. Il pourrait s’agir d’une œuvre non entièrement conforme aux qualités requises pour être classée parmi les œuvres contemporaines. Ainsi, même si l’œuvre a été réalisée de nos jours, elle pourrait s’insérer néanmoins dans une tradition et être jugée “non-innovatrice”, c’est à dire “non-contemporaine”.
Le débat au sujet des attributs requis et “nécessaires”continue à diviser les théoriciens de l’art sans jamais rejoindrel’approbation générale de ceux-ci.Dans ce cas, nous pouvons déclarer qu’existent deux écoles de pensée: La première affirme qu’un objet, s’il est exposé dans un musée, est une œuvre d’art affirmée. La seconde soutient, au contraire, qu’il ne s’agit pas d’établir si “quelque chose est art”, mais plutôt de reconnaître que certains signes capturent notre attention jusqu’à nous communiquer une impression “d’extraordinaire”uniquement perceptible à travers notre sensibilité. En grec ancien, Esthétique signifie justement “sensation”.
Le premier courant de pensée attribue donc aux critiques d’art et aux conservateurs, c’est à dire aux “spécialistes”, le devoir d’établir ce qui peut être considéré “art” et digne d’être exposé dans un musée. À l’inverse, le second soutient qu’il n’est pas correct d’attribuer à un objet le statut d’“œuvre d’art” en vertu du seul verdict prononcé par les critiques et experts du “monde de l’art”. Nous pourrions répliquer en affirmant que, lorsque nous contemplons par exemple un tableau, nous apparaissent seulement des touches de couleurs, alors que tout le reste dépend non de l’objet en soi, mais de son rapport privilégié avec l’observateur. L’artiste d’Avant-Garde, Marcel Duchamp, a écrit : “Ce sont les regardeurs qui font les tableaux”. Ilest certain que toutes les sensations éprouvées ne sont pas artistiques, mais parler d’art en omettant l’esthétique pure revient à ignorer le point central du problème.L’art est un instrument de communication qui intervient à travers signes et symboles : si l’utilité d’un symbole est d’ouvrir un passage entre le monde du quotidien et celui de l’au-delà, il devient nécessaire que l’œuvre puisse se situer dans un lieu qui nous permette d’en vivre pleinement l’expérience.
Le polyptyque Hommage aux traditions : l’unité dans la diversité culturelle a été présenté en deux lieux prestigieux. La première fois à Rome, en 2006, à l’Auditorium ParcodellaMusica, complexe architectural projeté par le plus célèbre des architectes italiens vivants, Renzo Piano. La seconde fois à New York, en 2009, auNational Arts Club, qui encourage et soutient toutes les formes artistiques. Ces deux événements consécutifs témoignent, sans le moindre doute, que notre tableau correspond aux critères défendus par le premier courant de pensée. Cependant, l’opinion du premier groupe revendique également une autre conception : les œuvres d’art en général ne son pas seulement des objets physiques mais aussi des objets sociaux.Mais les objets sociaux ne sont pas forcément des œuvres d’art : par exemple, les actions d’une société cotée en bourse ou les pièces d’identité sont des objets sociaux sans être pour autant des œuvres d’art…
Quelle est donc la distinction entre une œuvre d’art et les autres objets sociaux?
Pour le premier cercle de critiques, les œuvres sont essentiellement des documents, à savoir un ensemble de traces répertoriées, dotées des caractéristiques propres aux objets définis “artistiques”. Par exemple, si nous pensons à la Monna Lisa, fameuse dans le monde entier, tous conviendront que Léonard de Vinci ne se contenta pas seulement d’une palette de peuplier et, après l’avoir garnie de couleurs, décida d’emblée de nommer son œuvre à venir Monna Lisa. La vérité est toute autre : à la demande de Ser Francesco delGiocondo, Léonard a imaginé l’épouse de son commanditaire, Monna Lisa, sous forme de portrait. Il a ensuite réalisé des esquisses préparatoires et s’est mis a l’exécution du tableau suivant les principes des codes culturels liés à la commande. De plus, jamais satisfait du résultat obtenu, l’artiste a continué à retoucher le tableau, l’emportant avec lui dans chacun des ses déplacements jusqu’à sa mort. Le premier courant de pensée soutient que la succession des phases relatives à l’élaboration d’une œuvre, à travers la somme des documents qui en portent le témoignage, doive être conservée précieusement dans ce “temple d’archives” particulier appelé Musée.
En ce qui nous concerne, ce ne sont pas uniquement les lieux d’exception où le polyptique, Hommage aux traditions : l’unité dans la diversité culturelle,a été exposé qui l’ont produit ou mis en valeur, mais une circonstance unique en son genre.
Si le premier groupe a peu à peu transformé l’Art en une simple réflexion sur son statut et ses moyens propres, le second courant, à l’inverse, ne se limite pas à renoncer à l’esthétique, mais s’interroge sur la signification des symboles afin de comprendre comment ceux-ci guident notre connaissance et orientent notre pensée jusqu’ à les transformer en “objets d’expérience personnelle”.
Le titre du polyptyque Hommage aux traditionsprécède le sous-titre “l’Unité dans la diversité culturelle”. La question qui se pose est la suivante : Comment devons nous interpréter le mot “traditions”?
Dans le dictionnaire, la définition courante du vocable “tradition” est celle de «transmission”, d’une génération à l’autre, de croyances formelles et idéologiques, de modes de vie et de mémoires collectives. Chaque changement interne à la transmissionne fait que la modifier et l’affaiblir.
Prenant acte de la défaite des idéologies révolutionnaires qui ont caractérisé le siècle passé, il est fondamental de se rappeler que la modernité (en supposant qu’il n’existe aucune autre forme de modernité en dehors de celle de l’Occident) est issue d’une profonde remise en question des croyances du passé. Quand la modernité propose sa notion du goût, changement et innovationdeviennent les seuls critères d’appréciation de la création artistique. La créativité fait alors table rase du passé et cette négation systématique de la tradition se transforme en une poursuite assidue du nouveau et de la mutation perpétuelle des formes. Le modèle ne se cherchera plus dans le passé, mais uniquement en fonction du futur. Il est vrai que durant les mouvements d’avant-garde du siècle précédent, le paradigme esthétique ne se limita plus à l’imitation d’une pratique ancienne, mais fut le lieu d’une rupture violente, voir définitive,avec le passé.
Suivant la tradition classique et académique, étudier l’art du passé se limitait à une confrontation directe avec l’art du présent. Jugeant l’art du présent selon l’idée de progrès, les mouvements d’avant-garde l’ont privé de sa mémoire.
Baudelaire a écrit que l’art moderne exprime seulement “la moitié de l’art.L’autre partie est l’éternel et l’immutable”.
Ce qui revient à dire que l’œuvre d’art est donc éternelle, non assujettie à la mode, libérée du temps comme un songe éveillé. Suivant ce crédo, le polyptyque Hommage aux traditions : l’unité dans la diversité culturellese fait oxymore.
Essayons de contempler cette peinture du point de vue du Classicisme qui est à la base des cultures traditionnelles, de la Grèce au Moyen-Âge, de l’Orient à la Renaissance, civilisations pour lesquelles “Art”signifiait “le juste moyen de faire les choses”. Le philosophe Aristote a codifié cette formule dans sa fameuse doctrine des “Quatre Causes” ou “facteurs constitutifs”(qui traduit plus correctement le terme grec aitai).
Quelles sont ces causes ou ces raisons ?
La première existe dans l’esprit du propriétaire ou commanditaire : l’idée se présente à lui sous la forme d’une imitation. Pour rendre tangible et incarner cette idée, celui-ci s’adresse à l’artiste ou à l’artisan.
Durant la première phase du travail, l’artiste médite cette idée jusqu’à se trouver inspiré par une vision idéale qui le pousse à créer une image qui la transcende tout en répondant aux exigences strictes du commanditaire de l’œuvre. La projection mentale de l’artiste correspond à le “raison formelle” de la vision d’origine qui ne pourra être réalisée qu’à travers l’utilisation d’une matière adaptée à ce projet, définie comme “raison matérielle”. Mais l’artiste n’est pas en mesure de projeter, par la seule force de sa volonté, son image formelle sur la matière : pour se faire, il doit employer une certaine technique. Durant cette phase de l’élaboration, il devient un simple intermédiaire transporté par son art propre et agit comme un “instrument“ voué à une fin déjà préconçue et inscrite dans la liberté de l’imagination. Cette phase est celle de la “raison fonctionnelle”. La démarche du propriétaire – commander l’œuvreà l’artiste– constitue l’acte initial et l’objectif ultime du travail réalisé.
En observant notre polyptique du point de vue de la tradition classique, nous verrons justement sous quel mode sont présentes lesquatre raisons en leur ensembledans le processus qui est à la base de sa création.
Mais procédons par grades successifs : une écrivaine italienne,IdannaPucci, particulièrement sensible aux questions des dialogues entre les différentes cultures, décide de raconter une histoirede “respect interculturel“, prenant comme base de son récit l’événement qui a rapproché deux personnages historiques, le roi Téké Makoko IIoo Ieret l’explorateur italo-françaisPierre Savorgnan de Brazza. Elle choisit de narrer l’histoire de leur exceptionnelle solidarité, passant commande aux artistes de l’École de Poto-Poto à Brazzaville d’une peinture.
Les peintres acceptent mais, durant de longs mois, ne réussissent à créer rien qui vaille. Une nuit, Idanna vit en rêve émerger le tableau comme une vision. Immédiatement, elle décrivit avec précision sa vision aux artistes qui, en peu de temps, réalisèrent l’œuvre en question.
Idanna est, sans aucun doute, le moteur initial de l’œuvre en son entier mais aussi le moteur de sa production finale.Il est intéressant de constater que les artistes, restés très longtemps indécis sur le sujet à réaliser jusqu’au récit du songe d’Idanna – l’esprit dans lequel l’idée des choses à faire persiste en une formeimitable – manifestent alors avec clarté leur créativité à travers la vision révélée. L’illumination du songe est un motif récurrent dans l’iconographie classique, parce que les rêves ne connaissent pas de frontières, outrepassant le rationalisme et le symbolisme. Les songes possèdent une dimension cosmique, en vertu de leur destinée intemporelle.
Le rêve que raconte Idanna d’un seul trait aux artistes, inconsciemment suscité par une motivation rationnelle, agit sur ceux-ci comme une inspiration subite: les peintres réussissent à l’imaginer dans sa totalité et donc à en voir clairement la “raison formelle”. Ainsi, ils se mettent immédiatementau travail.
Idanna et son mari Terence Ward mettent tout en œuvre pour pallier à la “raisonmatérielle”, procurant aux artistes le matériel adapté qui permettra au produit achevé d’être ce qu’il est: toile, couleurs et pinceaux. Grâce à cela, les peintres mettent en acte la “raison fonctionnelle”, travaillant à l’unisson comme seule possibilité d’atteindre leur but.
À leur tour, les artistes, bien qu’entièrement liés aux faits du récit, démontrent que le pouvoir de l’imagination est en mesure de favoriser l’éclosion d’univers qui dépassent les faits historiques et la vie elle-même. Il est extraordinaire de constater comment ces peintres réussissent à mettre de côté leur propre individualisme afin de trouver une langue commune pour mener à terme la réalisation de l’œuvre. En visionnant la vidéo et les photographies prises au fil des étapes successives de l’élaboration des panneaux, nous pouvons suivre la fascinante évolution de l’imagination des artistes aux prises avec la matière du monde,en y projetant leurs propres figures et symboles à travers un processus de raffinement et d’émulation des formes. A une époque qui tend à privilégier l’individualisme des artistes figuratifs en les assimilant aux vedettes du star-system, les peintres de Poto-Poto, eux, réussissent à atteindre une forme commune de narration en mesure d’exprimer une unité de manière, mettant en sourdine la diversité de leurs styles propres.
Pline, un auteur romain du Ier siècle avant-Jésus Christ, dans son Histoire Naturelle, ouvre undébat sur les origines de la peinture en déclarant que celle-ci, probablement, avait été inventée par les égyptiens six-mille ans avant d’être introduite en Grèce. Quoiqu’il en soit, ajoute-t-il, il demeure indubitable que la peinture ait pris naissance lorsqu’un individu traça, pour la première fois, d’un simple trait, le contour de l’ombre humaine : la peinture considérée comme ligne de partage entre lumière et ombre, clarté et obscurité, connu et inconnu, ordre et chaos.
Dans le tableau Hommage aux Traditions, une ligne noire délimite le périmètre des fonds en aplatet les entremêle commela toile d’une araignée, situant figures et fonds sur un plan identique. Même si elle se base sur des faits advenus à une période historique déterminée, la narration se déroule dans un territoire mythiqueoù les figures, se poursuivant les unes les autres, se recomposent dans le chaos jusqu’à la représentation édifiante d’un cosmos aussi ordonné qu’imaginaire.
Une œuvre donc où Modernité et Tradition coexistent. Le polyptyque se fait le reflet de notre époque où deux réalités antagonistes font pourtant partie intégrante de notre vie. Il est vrai que chaque jour, nous devons nous confronter à la continuité ainsi qu’à sa fragmentation systématique, effectuant ainsi une danse schizophrène éternelledominée par la présence de la mémoire historique comme de son absence ou négation. Dans une telle situation, “l’unité dans la diversité culturelle”semble offrir l’unique solution possible à une coexistence positive entre tous les êtres vivants. |