J’ai découvert par hasard l’existence de l’École de Peinture de Poto Poto (E.P.P.P.) en feuilletant un vieux guide français de Brazzaville, capitale de l’actuelle République du Congo. L’excellente réputation de cette école de peinture, fondée en 1951 par l’artiste français Pierre Lods dans le quartier pauvre de Poto-Poto, s’était rapidement diffusée. Lods interdisait catégoriquement aux aspirants artistes qui se présentaient à son atelier de regarder les reproductions d’œuvres européennes dans la crainte qu’ils puissent se faire influencer. Cette école fût la première en Afrique à respecter l’inspiration et l’identité africaine : c’est pourquoi les peintures des artistes qui la fréquentaient, exécutées avec talent, se firent le témoignage direct d’imaginations créatives authentiques et pures, sublimement évocatrices.
Ainsi, lorsque en 2005 j’ai pris en main la coordination générale d’une exposition consacrée a Pierre Savorgnan de Brazza, l’explorateur pacifiste – italien d’origine mais français d’adoption –, dont le nom est lié à la ville qu’il fonda en 1880, je repensais à cette école qui m’avait frappé par son principe artistique totalement innovateur. Je savais bien que lorsque la France, en 1960, avait accordé l’Indépendance au Congo, ce Centre d’Art avait perdu non seulement le soutien du gouvernement mais aussi son guide spirituel : en effet, ayant accepté l’invitation du Président Senghor, Pierre Lods, son fondateur, s’était transféré à Dakar, pour y ouvrir une école identique.
À l’Auditorium Parco della Musica de Rome, où devait avoir lieu l’exposition, une énorme paroi me sembla faite sur mesure pour accueillir une œuvre d’art de grand effet. Et je n’arrivais pas à libérer mon esprit de la pensée obsédante de l’école de peinture de Brazzaville. Étaient passés maintenant quarante ans
depuis son début : qu’en était-il maintenant du sort des artistes de Poto-Poto? Mes collaborateurs se montraient sceptiques au regard de mon idée de les retrouver coûte que coûte, tout en respectant mon obstination : après la guerre civile qui s’était abattue brutalement sur le Congo, me répétaient-ils, l’école, victime de ces désordres, aura certainement disparu.
La majeure part des personnes auxquelles il s’était adressé semblaient ne rien savoir à propos du sort de l’École de Poto-Poto, y compris l’Ambassadeur italien au Congo. Mais Terence ne se laissa pas décourager : par hasard, il réussit à retrouver le lieu original de l’atelier de Pierre Lods. Le lieu était protégé par l’ombre d’un arbre très élevé, dans une aire à laquelle on accédait en suivant une immense route ensoleillée appelée Avenue de la Paix. L’édifice semblait complètement abandonné, à l’exception d’un vieillard, assis sous la grande véranda couverte et grâce auquel il avait pu se procurer ce petit tableau peint sur un carreau de céramique.
C’est alors que je décidais de m’adresser à l’Ambassade de la République du Congo à Rome, où je pus parler avec différents fonctionnaires sans pourtant arriver à obtenir des informations fiables. Puis, un soir, tournant et retournant dans mes mains le petit tableau, je découvris avec surprise sur l’envers deux inscriptions à peine déchiffrables : un numéro de téléphone et une adresse de courrier électronique. Je téléphonais alors plusieurs fois mais, en vain. J’envoyais donc un mail sans trop y croire, comme si je jetais en plein océan un message mis en bouteille : “Êtes-vous vivants? L’école est-elle encore active?” Durant quelques jours j’attendis une réponse, mais toujours sans succès. Je décidai alors de laisser tomber et de réfléchir à une solution alternative pour orner le grand mur vide de l’Auditorium. Je ne pouvais plus me permettre de perdre du temps.
Mais un matin, à l’improviste, alors que je n’attendais plus rien, la réponse arriva : “Oui! Nous sommes vivants bien-sûr : la peinture représente notre vie!”
L’École existait encore et les artistes arrivaient à survivre grâce à un groupe de clients improbables, les dépendants des sociétés étrangères qui étaient
engagés dans le commerce des innombrables ressources naturelles du Congo, pétrole, bois, diamants. De temps en temps, l’un d’eux achetait un tableau pour l’offrir à sa famille comme un simple souvenir du Congo.
Depuis quelque temps, les artistes s’étaient réunis en coopérative pour une
meilleure organisation de l’École gérée désormais comme une communauté. À la suite de plusieurs conversations téléphoniques avec Jacques Iloki – dont le père, François, avait été l’un des premiers élèves de Pierre Lods – survint
l’inimaginable. Je lui parlais de l’exposition de Rome et de l’immense paroi, en lui demandant si les peintres du Centre d’Art se trouvaient en mesure
d’accepter et de respecter une commande d’une telle portée : un tableau d’une longueur de vingt mètres pour une hauteur d’un mètre cinquante. Iloki, d’une voix ferme mais émue, me répondit sans la moindre hésitation :
“Madame, ce serait pour nous un grand honneur de créer cette œuvre!”
Mais mon enthousiasme initial s’atténua devant un obstacle imprévu : le prix très élevé des couleurs à l’huile. Ces artistes auraient-ils accepté de travailler en utilisant la peinture acrylique? Naturellement, comme je m’y attendais, ceux-ci prétendirent qu’une telle commande ne pouvait être qu’exécutée à l’huile. Par dessus tout, il s’agissait de rendre hommage non seulement à l’histoire de leur nation mais aussi à la figure d’un européen – Pierre de Brazza – qui, durant leur tragique passé coloniale, s’était attaché à traiter les africains avec une
profonde humanité.
Je me rendais chez “Rigacci”, le plus ancien magasin de fournitures pour artistes de Florence, ma ville natale, et je notais que tous les tubes de peinture à l’huile étaient de la même marque : ‘‘Maimeri’’. C’est ainsi que je découvris qu’en Italie – patrie de l’art –, cette seule entreprise produisait des couleurs de qualité. Je téléphonai aussitôt, mais je ne réussis qu’à parler avec la centraliste. Heureusement, par courriel, je pus m’entretenir avec une femme très
sympathique, Madame Gavazzi, qui me donna cependant une mauvaise
nouvelle : la société “Maimeri”, depuis cinq ans, n’accordait plus aucune
sponsorisation. Je ne me laissais pas abattre pour autant, lui envoyant une
proposition par écrit. Et, comme par enchantement, Madame Gavazzi me répondit : “C’est un projet qui mérite d’être pris en compte”. Je n’arrivais pas à y croire : la collaboration avec la “Maimeri” avait été obtenue de manière virtuelle, comme si une baguette magique – ou l’esprit de Pierre de Brazza – avaient exhaussé notre vœu.
Lorsqu’ enfin Terence et moi, accompagnés de notre collègue Giancarlo Cammerini, nous sommes retrouvés à l’aéroport de Fiumicino en direction de Brazzaville, nous n’avions pas la moindre idée de l’issue de cette aventure. Nos valises contenaient 70 kilos de tubes de peinture à l’huile, des dizaines de pinceaux de toutes dimensions, alors que l’immense toile, traitée au préalable, avait été taillée en diverses sections dont chacun de nous transportait à la main un rouleau. Comme par miracle, notre “trésor” passa sans aucun problème les différents contrôles exécutés lors du départ. Une fois arrivés à Brazzaville, lesfonctionnaires de la douane, portant réputés pour leur méticulosité, nous firent passer également. Décidément, une main invisible nous aidait à surmonter tous les obstacles.
;Notre premier contact avec le groupe soudé des artistes de l’école fût
émotionnant : neuf maitres-artistes et deux étudiantes étaient présents. Durant notre séjour d’un mois, nous avons bâti un rapport avec chaque artiste et nous avons rencontré leurs familles, créant ainsi une confiance réciproque. Lors de la guerre civile, tous avaient pu sauver leur peau en se réfugiant dans la forêt fluviale au sein de laquelle, mangeant les mêmes feuilles dont se nourrissaient les fourmis géantes, ils avaient réussi à survivre. Leurs descriptions des difficultés qu’ils rencontraient au quotidien étaient racontées avec une grande dignité : ce qui les sauvait tous n’était autre que cette foi artistique qui était le crédo de leurs existences. Chacun d’eux étant un vrai poète dans l’âme, il allait sans dire que leurs œuvres méritaient une attention internationale.
Quelques jours avant notre retour en Italie, arriva le moment de livrer tout le matériel requis. La livraison de ce matériel artistique se transforma vite en une cérémonie de haute signification symbolique. Soudainement, le ciel s’ouvrit en grand, faisant tomber la pluie torrentielle tant attendue après sept mois de
sécheresse. “C’est un signe de bénédiction!”, s’exclamèrent les artistes
surexcités. Et celui nommé Adam Opou entonna un chant mélodieux d’une voix suggestive et chaude. “Cette pluie est un don sacré!” ajouta Iloki, “ la force divine de la nature nous protège…” Ces mots furent répétés en chœur par tous les autres artistes, par Dzon, Gerly, Ngampio, Sita, Mayoulou, Bokou, Letizia et Mariam.
L’exposition de Rome était dédiée à Pierre de Brazza e au Congo. Brazza,
un grand admirateur des traditions indigènes, avait consacré toute son
énergie vitale à la protection des droits de ce peuple. Aujourd’hui, les artistes de l’École de Peinture de Poto-Poto s’inspirent toujours de ces traditions qui avaient tant impressionné l’explorateur. Et ils étaient heureux d’avoir finalement ’occasion de s’exprimer par le biais d’une grande œuvre d’art contemporaine : ainsi, ils pouvaient offrir au public une vision différente de l’Afrique, bien au-delà du désespoir et de la précarité qui étaient à l’origine des terribles conflits armés.
Naturellement, les artistes me posèrent une infinité de questions sur l’éventuel sujet de l’œuvre : je leurs répondais qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils
souhaitaient à condition de respecter les principes originaires de leur école. Car j’avais remarqué que, récemment, certains d’entre eux avaient compromis leur inspiration pour satisfaire le goût des clients étrangers. Mais, conditionnés par la perspective de pouvoir enfin utiliser leurs talents spontanés, je ne voyais autour de moi que des visages souriants et des yeux resplendissants de lumière.
Ils avaient neuf mois pour exécuter leur travail. Avant de nous séparer, nous chargeâmes un photographe professionnel local d’immortaliser en images digitales, pour notre documentation, les différents stades de l’élaboration du tableau. Sur cette note finale, nous échangeâmes nos adieux.
En Italie, les semaines commencèrent à s’écouler l’une après l’autre sans la moindre nouvelle de Poto-Poto. “Pas de nouvelles, bonnes nouvelles,” dit le fameux proverbe auquel je m’accrochais pour calmer mon inquiétude. Mais après quatre mois de silence total, je décidai de téléphoner à Luciano, le seul gendarme en service à l’Ambassade d’Italie au Congo, lui demandant une faveur : se rendre à l’école de peinture afin de vérifier où en étaient les travaux des artistes. Sa réponse fut immédiate : sur les lieux, pas la moindre trace de la commande effectuée. Il ajouta que mon idéalisme le laissait rêveur : “Vous ne devez vous fier de personne en Afrique”, m’écrivit-il, “ils auront vendu tout le
matériel que vous avez fait venir à quelques peintres bien introduits dans les hautes sphères… Il est possible qu’ils se soient pris jeu de vous”.
Le ton de ce message était plutôt préoccupant mais, malgré tout, une voix intérieure me murmurait que, quoi qu’il en soit, cette aventure s’aurait conclus avec succès. Cependant, malgré mon optimisme, je m’endormis ce soir là plus confuse, me demandant si j’avais bien fait de leur accorder ma confiance. Après tout, je les connaissais à peine : qu’arriverait-il si ces artistes se révélaient inaptes à mener à bien l’œuvre monumentale?
Cette nuit-là, je fis un rêve. Je voyais étendue devant mes yeux l’intégralité du tableau, plus grand encore de ce que j’avais imaginé. La toile disparaissait derrière une explosion de couleurs de laquelle émergeaient des silhouettes de tous genres qui se mouvaient comme au ralenti dans la plus parfaite harmonie. Parmi les nombreux arcs-en-ciel, se découvrait une myriade de symboles inconnus, dont la signification m’était obscure : ceux-ci dansaient autour de trois esprits gardiens : Pierre de Brazza, son légendaire ami Makoko Iloo Ier – souverain du règne ancien des Téké –, ainsi que Pierre Lods, père fondateur de l’École de Peinture de Poto-Poto. Tour à tour visibles et invisibles, les trois figures apparaissaient et disparaissaient dans la fusion des couleurs. Cette incroyable vision, extrêmement troublante, me réveilla en sursaut. À moitié endormie, je me retrouvais assise devant l’écran de l’ordinateur, décrivant mon songe dans ses moindres détails pour ensuite envoyer cette évocation aux artistes :
“Le tableau représente une multitude de tribus d’origine Bantu, comme vous, du nord au sud et d’est a ouest. Les esprits du roi Makoko Iloo, de son ami Brazza et de votre maître Pierre Lods apparaissent et disparaissent lentement…”
La réponse arriva d’un seul coup, comme un éclair traversant l’azur d’un ciel serein : “Oui, Maman Idanna… nous voyons ton rêve avec une grande clarté!” À partir de ce moment, les artistes se mirent au travail. Ils subdivisèrent la toile en douze panneaux qu’ils auraient ensuite reliés en un unique polyptique. Mes collaborateurs furent stupéfaits de voir les images arriver à un rythme régulier et constant : mon songe visionnaire prenait forme et le résultat était surprenant.
Arriva enfin le jour de l’arrivée des artistes en Italie. Trois d’entre eux étaient
chargés de tendre les toiles sur des châssis confectionnés dans l’atelier d’un menuisier florentin. Ensuite, se réunissant aux autres à Rome, ils accrochèrent l’œuvre immense au mur. L’inauguration de l’exposition se déroula comme une grande célébration. Le chef-d’œuvre d’art contemporain des artistes de Brazzaville dominait la scène de manière absolue, comme si le soleil d’Afrique était descendu parmi la foule.
Ce fut seulement alors que j’appris quand et de quelle manière le tableau avait véritablement commencé à poindre. Lorsque le gendarme de l’Ambassade m’avait fait part de son pessimisme, les artistes avaient perdu la foi en ce projet. Ils se réunissaient tous les jours pour discuter du sujet sans trouver quoique ce soit qui puisse tous les satisfaire. Désorientés, ils se trouvaient dans l’impossibilité de s’accorder entre eux. Lors de mon départ, mes paroles sur la liberté de la
création, d’abord accueillies avec enthousiasme, avaient cependant augmenté leurs hésitations et leurs doutes. De plus, durant cette période d’incertitude totale, la femme d’Iloki avait failli mourir en donnant naissance à un troisième enfant et Iloki lui-même avait souffert de malaria. Chacun des artistes avait en effet rencontré des problèmes graves, loin de création artistique.
Mais lorsque leur parvint la description de mon rêve, la situation changea. L’incertitude s’évanouit et la vision du tableau illumina chacun d’eux : c’est alors seulement qu’ils se mirent tous au travail. Nous étions alors au mois de mars. En juillet, le tableau enfanté par un songe était devenu réalité et fut nommé à l’unanimité Hommage aux traditions : unité dans la diversité culturelle.