Les tourments et les récompenses d'une carrière internationale m’ont une fois donné le privilège de vivre sur la rive du magnifique fleuve Congo, à Mbandaka. De ma petite maison, j’ai admiré la solennité des hommes et des femmes sur leurs pirogues ou naviguant sur des villages flottants. Certains avaient quitté Kisangani. D’autres se dirigeaient vers Ikela. D’autres tentaient d’atteindre les zones en amont ou en aval le long du formidable cours d’eau. Je suis devenu hypnotisé par la puissance et la sérénité du fleuve Congo, non pas comme un touriste de passage, mais comme un résident qui a partagé la
vie et les rêves des riverains.
Mon attirance pour ce paysage allait au-delà de la superbe beauté du fleuve mythique. Même si j’étais un enfant de "Rio dos Camarões", né sur les rives du Wouri à Douala, j’ai partagé avec les peuples vivant sur les deux rives du Congo la même cosmogonie bantoue; j’ai aimé la même cuisine à base de manioc, de feuilles de manioc, le poisson des ruisseaux et des rivières, à base de viandes et d'autres feuilles; j’ai adoré et dansé sur la même musique et les mêmes rythmes; la beauté mystérieuse mais époustouflante d'une géographie qui s’étend de Brazzaville à Yaoundé, de Bangui à Gbadolite, ou de Moamba à Lambaréné, a continué à renforcer mon âme avec une dose nécessaire de peur, de respect et de passion pour notre puissante forêt équatoriale; par ailleurs, les tournures et contorsions de nos belles langues ainsi que de l’histoire complexe de notre diversité ont donné à celle-ci un sens défiant la connaissance du commun des mortels, tout en faisant de l'unité une praxis des plus difficiles.
Tout cela aurait été beaucoup plus simple si seulement les fleuves comme le Congo, le Wouri ou la Sanaga pouvaient raconter l’histoire de ces grands serpents qui ont été témoins de tant de choses et qui ont silencieusement avalé
tant d'autres à travers les âges.
Mais l'histoire n'est jamais aussi simple.
Congo, Sanaga ...
Me réveillant un matin sur la rive du fleuve Congo, j’ai remarqué qu’un crocodiles’était glissé hors du fleuve, explorant les alentours de la petite maison construite sur une pente plongeant directement dans l'eau. Spontanément, cet incident
m’a rappelé mon ami, le grand peintre, sculpteur et poète mozambicain, Malangatana Valente Ngwenya (5 Juin 1936 - 5 Janvier 2011). Près du village de Matalana, un crocodile était apparu sur la rive de la rivière où sa mère enceinte venait d'entrer en travail. Isolée et solitaire, elle accoucha de Malangatana, mais la mère et son bébé ne furent jamais inquiétés par le crocodile. Après l’accouchement du garçon, le crocodile repartit tranquillement sous la mangrove. Une légende était née. Le garçon fut nommé Ngwenya par les villageois. Ngwenya signifie crocodile en shangaane. Ce mot a la même signification dans la plupart des langues bantoues, de la côte Est à la côte Ouest de l'Afrique, même si les formulations et les intonations sont quelque peu différentes ici ou là. Dans certaines parties de l’Afrique du Sud, le crocodile est appelé "ingwenya". Dans certaines régions du Cameroun, on dit "ngan" ou "ngando".
Quelques années plus tard, je me suis rendu avec ma femme Jacqueline à Brazzaville. Nous nous sommes aventurés plus loin le long de l’autre rive du Congo, et une fois de plus, un autre crocodile est apparu. Cet endroit du fleuve avait quelque chose de spécial. Il me rappelaitétrangement un site sur le fleuve Sanaga au Cameroun, précisément à Edéa, où avec d’autres écoliers nous nous accrochions aux arbres et regardions les crocodiles à bonne distance. Deux lieux, deux pays, deux cultures du fleuve, mais la nourriture était la même dans les deux cas. Au Congo, les senteurs et le goût du poisson dans le maboke étaient les mêmes que les poissons dans le ndomba au Cameroun. Les feuilles de manioc, pondou ici ou kpem là-bas, avaient le même attrait populaire dans les deux pays. Peut-être que le chikwanga du Congo était plus lourd que le miondo ou le bobolo du Cameroun, mais tous les trois plats d'accompagnement de manioc ont le même goût et la même odeur. Alors que Joseph Kabasele (Le Grand Kallé) annonçait dans les années 60 l'amour de la rumba par les Africains avec Indépendance cha cha qui fut un succès au Cameroun, sur les deux rives du Congo la musique du Camerounais Eboa Lottin était fort appréciée et est restée très populaire parmi les fans congolais, grâce à des chansons telles que Matumba Matumba (Munyengé mwa ngando).
En visitant Brazzaville, nous avions été impressionnés par les peintures remarquables des peintres du fleuve. En rencontrant mon ancien camarade de classe et ami Nicolas Bissek à Venise, en Italie, il fut certainement inspiré par le transport des épices, des mythes et de l'histoire que les cours d’eau livrent d’un continent à un autre. Il nous avait alors expliqué, à Jacqueline et à moi, pourquoi il avait était si attiré par la magie de ces artistes du fleuve. Le Camerounais Bissek avait publié deux livres remarquables et très beaux sur le sujet. Après "Les Peintres du Fleuve Congo" (Sépia, 1995), il fut l’auteur en 2003 du livre "Les Peintres de l’Estuaire" (Karthala). Dr Édith Lucie Bongo Ondimba (10 Mars 1964- 14 Mars 2009), la Première Dame du Gabon comme épouse du président Omar Bongo de 1990 à 2009 qui a rédigé la préface du second livre, a remercié Bissek pour avoir mis en lumière et exposé le talent unique de ces peintres. L'’auteur a mis l'accent sur les peintures des artistes de fleuves et d’estuaires les plus féconds et les plus mystérieux qu’ailleurs: Congo, Ogoué, Oubangui, Sanaga, Wouri, ...
L’histoire, les mythes et les rites de ces grands fleuves ont pu insuffler la plus grande inspiration aux "Peintres du Fleuve Congo" et aux "Peintres de l'Estuaire". Le talent des peintres de l’école de peinture de Poto-Poto à Brazzaville - Boukou, Dzon Iloki, Mahoungou, Mangouandza, MPO, Mayaoulou, Ngaloutsou, Ngampio, Opou, Sita - est pétri, entraîné et alimentée par les mêmes traditions, les mêmes croyances, et la même esthétique culturelle, valeurs qui sont également partagées par les peintres du Gabon Félix Benoît Arsenault, Georges Mbourou, Marcellin Monko Minzé, Walker Onewin, Robert Oyono, ou les peintres du Cameroun tels que Blaise Mbang, Emati, Nazaire Kolo, Francis Mbella, Othéo, et Hervé Youmbi. Bissek a montré dans ses livres que les eaux sacrées de ces fleuves coulent dans leurs veines créatrices, que ce soit au Cameroun, au Congo ou au Gabon.
Stanley, Livingstone, Mungo, Nachtigal
Premiers à explorer le Cameroun, les Carthaginois, au 5ème siècle avant JC, ont d'abord été hypnotisés par la géographie extraordinaire des lieux. Ayant perçu depuis le Golfe de Guinée le volcan actif du Mont Cameroun et son allure, ils ont appelé le pays "Le Char des Dieux". Plusieurs siècles plus tard, les navigateurs portugais l’appelaient "Rio dos Camarões" ou Rivière des Crevettes, après avoir été submergés par des Lepidophthalmus turneranus, abondante variété de crevettes dans le fleuve Wouri.
Les mêmes lieux, la même l'histoire, les mêmes histoires épiques, les mêmes mythes, la même richesse, la même beauté, la même inspiration, la même gravitas, et le même mystère doivent avoir laissé un grand impact sur des individus qui n'étaient pas des artistes, mais qui ont cherché à atteindre d'autres objectifs. Beaucoup étaient des explorateurs, des voyageurs, des envoyés, des aventuriers, des marins assoiffés de richesse, des soldats, des fonctionnaires, des prédicateurs, des serviteurs de Dieu, des rois ou des chefs. Ils sont venus dans le golfe de Guinée ou dans le Bassin du Congo en provenance de pays lointains. Certains sont venus d’autres régions d’Afrique. Certains étaient des autochtones qui faisaient face à un monde en mutation rapide. Ces personnages historiques ont voyagé le long d’interminables fleuves et à travers les forêts de la région. Enfants, cantons, villes, rivières, chutes, traités et capitales furent baptisés avec leurs noms. Ces noms rempliraient en effet des livres d’histoire: Mungo Park, Henry Morton Stanley, David Livingstone, Major Hans Dominik, Gustav Nachtigal, le roi Douala Manga Bell, Makoko Iloo Ier, Omgba Bissogo, le Roi Léopold II, Paul Du Chaillu, Pietro Savorgnan di Brazzà ... Les âmes de ces personnalités, peu importe leur côté épique néanmoins des êtres humains, ont du être affectées d'une manière ou l'autre par d'autres êtres humains, par la hauteur des montagnes, la grandeur des fleuves, les chutes tonitruantes et les forêts mystérieuses d’une façon où elles s’attendaient le moins. Européens, Américains ou Africains, Allemands, Français, Italiens ou Britanniques, Teké, Baham, Douala, Ewondo, ou Baka, Fang, Myene, Punu, Nzebi ou Mpongwé, leurs fibres profondes doivent avoir plié ou s’étaient au moins fait l’écho des esprits qui sont vivants dans la peinture née d'un rêve. Les artistes de l’école de peinture de Poto-Poto ont réussi à traduire admirablement ce rêve dans une fresque unique et dynamique. Comme si elle était un traité subliminal entre ceux qui y figurent, elle est dorénavant fièrement accrochée sur les murs de sa demeure permanente le Musée national du Cameroun, qui est lui-même un bâtiment qui résulte des vicissitudes de l'histoire.
Brazza, Makoko, Chars
Cette œuvre est la somme des contributions d'êtres humains de diverses origines culturelles. La peinture, sa fabrication, sa donation et son sens profond réussissent par unifier les rêves et les destinées d'horizons différents, d’une manière qui est subtile, positive et par une esthétique universelle. Ici, l'unité n'est plus un objectif difficile à atteindre. Elle est en fait le discours qui transcende la peinture, par ses couleurs vives, ses lignes créatrices et les formes spirituelles contenues dans cette peinture magnifique.
La peinture nous apprend aussi que Makoko Iloo peut très bien avoir vu dans Savorgnan de Brazza bien plus qu'un explorateur blanc. Brazza doit avoir été apprécié d’abord et avant tout comme un être humain, l’humaniste qu’il était, un frère peut-être. La même chose pourrait être dite de l’Italien. Il a dû voir quelque chose de noble chez Makoko Iloo, quelque chose de supérieur, plus qu’un roi africain, probablement un honnête homme, un être digne.
L’entourage de l’explorateur qui comprenait Ballay, Chavannes et Attilio Pecile, fut témoin d’un vécu et d’une expérience historique unique. Leur premier rapport sur l’événement n’était pas de souligner les pertes ou les gains géostratégiques. Jacques de Brazza, le jeune frère de l’explorateur, qui était présent, a raconté la scène: "Il y avait un monde fou. La réception a été faite dans l'enceinte royale, des tentes ont été tirées pour avoir de l'ombre mais comme il y avait trop de gens, tous les hommes de Mpoco Ntaba les soutenaient avec leur fusils, les canons tournés par terre et la crosse couverte, des fourches de laiton en haut des grands tapis de laine rouge en forme de toit. C’est ici que j’ai eu un de mes plus beaux coups d’oeil ; c’était un vrai tableau dont Fortuni aurait retiré une de ses nombreuses toiles pleine de clarté et de couleurs vives. C’était surprenant tout ce peuple noir vêtu de pagnes bigarrés couvert chacun de leurs propres fétiches, des cornes d’antilopes, des dents de lion, des plumes de coq".
On perçoit ici la comparaison, l’excitation, la surprise, le respect, l’étonnement, et une véritable reconnaissance des valeurs, de l’organisation, et de la grandeur d’une autre culture.
Pourquoi était-ce possible? Il se pourrait tout simplement que l’impact profond de l’environnement naturel et de l’humanité dans les coeurs et les âmes des uns et des autres aient liquéfié les différences individuelles, ethniques, raciales, nationales et culturelles dans un fleuve intemporel et en constante évolution, nourri d'histoire, de géographie et enrichi de diversité. C'est précisément cet esprit qui rapproche les Camerounais, en dépit de leur diversité. La valeur qu’ils voient dans leurs différences encourage les Camerounais, dont le pays béni comprend toutes les nuances sociologiques de l’Afrique et de la géographie de ce continent, à chérir davantage leur diversité et à promouvoir l’unité. De Mont Cameroun aux Kapsiki, des chutes Nachtigal aux spectaculaires chutes de la Lobé près de Kribi, de Buea à Bafia, de Ndo Missomba au Petpenoun, de la légende de Afo-a-Kom au légendaire Manu Dibango, des plats de ndomba aux plats de mintumba, du miondo au bobolo, du makossa au mangabeu, et de Eboa Lottin à Messi me Nkonda, de Mora à Nguelemendouka, du Mont Manengouba au Plateau de l'Adamaoua, on peut espérer que les esprits positifs qui restent jour et nuit éveillés dans cette fresque continueront de pousser le Char des Dieux à avancer fermement sur le chemin de l’unité.
Après tout, l'intemporalité des personnages uniques, la majesté des montagnes sacrées, la puissance des grand fleuves, le ciment de l'amitié que l’on retrouve dans un repas partagé et autour d’un traité, la dimension épique du crocodile, et les mythes immortalisés par les voyageurs, les griots et les artistes, sont de loin supérieurs aux politiques liées au gain, à la division ou au matérialisme abject.
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